Anatomie d’un marché en mutation
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LE PARADOXE FRANÇAIS
En me rendant à Paris récemment, je me suis amusé à voir combien de roues étaient orphelines et accrochées aux poteaux, livrées à regarder passer, hautaines, toutes ces nouvelles bécanes électriques qui arpentent les pistes cyclables qu’Hidalgo a tracées pour découper le grand gruyère parisien. Constat qui fait froid dans le dos.
Et puis, malgré ce renouvellement cannibale du parc de vélos, ressenti, on m’annonce un recul de 5 % du chiffre d’affaires de l’industrie du cycle en France en 2024.
30 000 cyclistes de plus chaque année à Paris, et madame l’industrie fait la fine bouche ?
Comment est-ce possible ?
La réponse tient en une phrase : nous vendons les mauvais vélos aux mauvais moments.
I. LES CHIFFRES QUI DÉRANGENT
En bon inspecteur, je change de perspective. Je parcours les articles et études officielles et officieuses pour dénouer le vrai du faux, sans tomber dans le contenu autogénéré par IA qui fausserait ma compréhension du marché.
Vélos et accessoires, c’est 4,4 milliards d’euros.
En unités vendues, cela représente 1,9 million de vélos en 2024, en chute constante depuis 2021.
Et ce gars-là, au hasard, sur le trottoir d’en face, est prêt à mettre en moyenne 1 500 € dans l’achat d’un vélo.
Segmentation usage :
- 72 % loisir / 28 % utilitaire
- 8 % des trajets parisiens à vélo vs 30 % à Amsterdam (le GOAT du milieu)
- 40 % des ventes de transports individuels
VAE (Vélos à Assistance Électrique) :
- 1/3 des vélos vendus
- 1/2 des vélos fabriqués sont des VAE = 800 000 unités en 2025
- Sweet spot tarifaire : 2 500 – 5 000 €
Segments en croissance / décroissance :
- ✅ Pliables : +10 à +15 %
- ✅ Gravel & Route : progression constante
- ❌ Vélos de ville hollandais : -60 à -70 %
- 📈 Croissance globale prévue : +8,55 % entre 2024 et 2029
Alors tout va bien, on ne touche à rien ? On ferme les yeux et on fait nos jeux ?
Non, certainement pas !
Les indicateurs clignotent orange. Il faut les prendre au sérieux et rebattre les cartes.
Les accessoires et le SAV / réparations connaissent une croissance colossale de +119 % depuis 2019, mais ne représentent encore que 3,5 % du marché total, soit 113 M€ en 2024. Un chiffre encourageant, mais insuffisant. Il faut penser autrement. Think big.
II. POURQUOI LE VÉLO DE VILLE MEURT
A. La théorie du « Jobs to be done » (Clayton Christensen)
Quittons les rues surchargées de la capitale pour nous replonger dans les bouquins un instant.
Quand on parle de progrès dans une industrie, on évoque souvent un progrès technique d’un produit, ou bien de sa chaîne d’approvisionnement. Mais parfois, le marketeur en moi aime tourner le prisme et regarder par l’autre trou.
Une façon de voir l’achat n’est pas de regarder un produit comme un bien matériel, mais comme un service rendu. Ce n’est pas du gargarisme marketing, c’est la réalité, expérimentée par le client lui-même, en pleine conscience.
Christensen nous dit dans sa théorie du Jobs to be done que les clients n’achètent pas un produit : ils “embauchent” une solution pour accomplir un travail.
« Je veux me déplacer rapidement, sans transpirer, sans risquer de me faire voler mon vélo à 1 500 €. »
Précisément !
Il n’est plus concevable, à l’heure où l’on demande au consommateur de changer sa manière de consommer et d’envisager le transport, de lui proposer encore des vélos “multiusages, qui font globalement le boulot”.
Le vélo de ville tel qu’on le voit aujourd’hui ne domine les ventes que parce qu’il profite d’années de pédagogie et d’image. En réalité, il n’est ni ultra maniable, ni léger, ni antivol. Il permet simplement d’aller d’un point A à un point B dans un presque confort. C’est tout.
Est-ce bien tout ce qu’on peut attendre d’un achat à 1 500 € censé remplacer une voiture chauffée avec sièges confortables ?
B. L’équation économique du vol
Voyons maintenant le calcul simple que chacun fait lors de l’achat d’un vélo urbain :
- Vélo hollandais moyen : 1 500 €
- Cadenas premium : 100–150 €
- Durée de vie moyenne à Paris avant vol / vandalisme : 6–12 mois
ROI négatif = adoption limitée.
Les infrastructures de sécurité (arceaux, box vélos) progressent, mais trop lentement pour compenser l’anxiété du vol. Nous serons tous d’accord là-dessus.
C. Le piège de l’inadéquation produit-marché
Aujourd’hui, 72 % des vélos vendus sont pensés pour le loisir, alors que le marketing vise l’usage quotidien.
Résultat : des vélos de loisir trop chers, trop exposés.
Les marques qui pourraient se concentrer sur le besoin réel du consommateur passent à côté du sujet et ne transforment pas les ventes de vélos utilitaires.
Le marketing des marques multisectorielles du cycle (MTB / Route / Gravel + Ville) creuse la tombe de leurs propres ventes urbaines.
Le défi, c’est de rendre l’innovation désirable.
Fini le « qui peut le plus peut le moins ».
Place au « qui fait exactement ce dont j’ai besoin ».
Exemple : le gravel peut tout, mais il est facilement volé et peu confortable en ville.
Le vélo pliable, lui, est parfait pour la ville — et je peux quand même l’utiliser pour faire la Via Rhôna pendant le pont de l’Ascension.
III. POURQUOI LE PLIABLE VA DOMINER
A. La disruption par le bas (Christensen)
Les innovations disruptives commencent sur des marchés de niche avec des produits “suffisamment bons” pour un nouveau job.
Le vélo pliable résout le vrai job :
- Mobilité + sécurité (vous rentrez avec)
- Intermodalité (RER, bureau, café)
- Flexibilité urbaine
B. Les modèles économiques gagnants
Allons plus loin que le produit.
Inspiré du secteur automobile, le modèle LLD / LOA (Location Longue Durée / avec Option d’Achat) :
- supprime le frein de l’investissement initial
- inclut maintenance et assurance
- favorise une adoption massive (comme au Royaume-Uni ou en Allemagne)
La propriété n’est plus l’objectif. L’usage, oui.
C. Le facteur décisif : le poids
Le roi est couronné, et il est anglais : Brompton.
Bien qu’ultra haut de gamme (surtout côté prix), il explose les scores avec un modèle pliable à 14 kg, contre 20–25 kg pour les VAE pliables actuels.
L’innovation des alliages sera le game-changer.
L’identité de marque aussi — et c’est UTO (ex-Eovolt), en France, qui nous en donne la leçon.
IV. MA RECOMMANDATION STRATÉGIQUE
Il ne coûte rien de le rappeler : il faut une segmentation claire et radicale, centrée sur le service rendu.
1. Urbain pressé
- Design iconique, classe — celui qu’on emmène sans crainte à un rendez-vous client.
- Poids < 16 kg
- Connectivité IoT : maintenance prédictive, détection de pression des pneus.
Le vélo doit être pensé comme un objet connecté. Chaque composant doit pouvoir s’intégrer à l’écosystème numérique du foyer.
2. Famille
- Gamme Kids (57 % du marché total aux États-Unis). Avoir sa R&D en propre ou de bons fournisseurs asiatiques est une vraie opportunité.
- Cargos pliables (innovation quasi inexistante sur ce segment)
- Garantie longue durée pour rassurer.
3. Entreprise
- Flottes + LLD / LOA
- Partenariats bancaires (financement)
- SAV premium
Mettre l’accent sur la R&D est un vrai plus : l’innovation produit est la clé du succès, autant pour les clients que pour les investisseurs et futurs talents.
Exemple : Ateliers Heritage Bike (Annecy), régulièrement saluée pour ses innovations moteur et transmission.
UTO suit aussi la bonne voie, en brevetant ses innovations et récoltant plusieurs prix.
Exemples concrets :
✅ Éclairage intelligent (type Mercedes : adaptatif, anti-éblouissement)
✅ Système de pliage < 10 secondes
✅ Vélo connecté : prise de rendez-vous automatique avec un réparateur proche
Enfin, inspirons-nous des marques qui ont su miser sur leurs clients pour devenir de vrais ambassadeurs.
Je ne parle pas d’UGC ou de micro-influence, mais de vraies stratégies communautaires — comme Adidas Runners Club ou Le Café du Cycliste : à la croisée entre marque, café et club.
Créer un écosystème de marque :
- Cycling clubs
- Points de rencontre communautaires
- Partenariats stratégiques avec marques connexes partageant les mêmes valeurs :
- Shimano (crédibilité technique)
- AGU / POC (bagagerie & casques premium)
- Castelli / Alé Cycling (vêtements lifestyle)
- Yanaa (nutrition cycliste)
- Fournisseurs d’électricité verte (ancrage RSE)
En redescendant dans les rues parisiennes après cette longue cogitation, je croise un groupe d’étudiants — cette catégorie délaissée, mais pourtant clé.
Le déclic.
Un coup de maître serait de proposer une entrée de gamme repositionnée : un produit d’appel permettant à une jeune génération de goûter à la marque, avant d’être fidélisée et “upsellée” vers le haut de gamme.
- Gamme étudiants / jeunes : 800–1 200 € (conquête génération Z)
- Gamme premium : 2 500–4 000 € (segment résilient)
V. CONCLUSION : LE VÉLO QUI GAGNERA
Le vélo qui dominera demain n’est pas le plus beau.
C’est celui qu’on ne craint pas de laisser cinq minutes devant la boulangerie — parce qu’il est avec nous, ou pour mille autres raisons.
Le marché ne s’effondre pas. Il se spécialise.
D’un côté : les vélos de loisir (gravel, route, VTT).
De l’autre : les vélos utilitaires (pliables, VAE urbains).
Les marques qui survivront seront celles qui auront compris que la mobilité urbaine n’est pas un marché de produits, mais un marché de services.
LLD / LOA + maintenance + assurance + communauté = la formule gagnante.
Le vélo de ville tel qu’on le connaît est mort.
Longue vie au vélo de ville réinventé.
SOURCES
- Union Sport & Cycle – Observatoire du Cycle 2024
- Xerfi Canal – Le marché du vélo : nouvelles stratégies
- Modèles de Business Plan – Marché VAE
- Vojomag – Tendances 2025
- Clayton Christensen – The Innovator’s Dilemma
- Theodore Levitt – Marketing Myopia
- Tracking Seasonality and International Sales Trends of Kids’ Bikes – August 13, 2024, The Nerd Collective / PeopleForBikes

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